La technologie du caillou: transport & levage

Transport:

Comment faire pour transporter une statue? Des hypothèses variées existent, mais le mieux, c’est encore de demander aux principaux concernés: c’est ainsi que des bas-reliefs retrouvé sur le site du palais royale de Ninive, une des plus anciennes cités de la Mésopotamie, décrivent la méthode employée:

Un traîneau en bois, plusieurs équipes d’ouvriers et assez de cordes pour ficeler tout ça et haler la statue, qui pèse pourtant plusieurs tonnes.

Rien de plus compliqué que ça. Rebelote chez les Assyriens, quelques siècles plus tard:

Et ailleurs dans le monde? Du genre, à l’île de Pâques? J’avais déjà parlé des expériences de l’archéologue Jo Ann Van Tilburg; en voici une vidéo où on déplace une statue moaï avec des techniques d’époque:

Les travaux de l’anthropologue américain Car Lipo proposent aussi une théorie sur la méthode de placement des énormes chapeaux pukao sur les célèbres statues; au moyen d’une rampe.

Et pour transporter des blocs de pierre destinés à la construction? Quand il y a un fleuve, on l’utilise. C’est évidemment le cas en Égypte, donc les habitants ont même eu la politesse de nous en laisser des traces écrites, comme avec les papyrus de la Mer Rouge, ainsi que des traces visuelles.

Ainsi ce bas-relief de la VIe dynastie, quelques siècles après Khéops et qui trône sur les murs de la tombe d’un certain Ipi, sur le site de Saqqarah:

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Une barge, quelques bateliers, et le pesant bloc de calcaire en plein milieu.

Et pour transporter un monolithe préhistorique?

Eh oui, parce que nos ancêtres ont tenté de transporter d’aussi lourdes charges dès la Préhistoire. Stonehenge est l’exemple le plus évident, mais pas besoin de voyager si loin: le même problème se pose chez nous en Bretagne avec ses dizaines de monolithes allant de trois à trois cent tonnes. La question est donc: comment ont-ils fait?

Cette vidéo (en anglais) récapitule quelques expériences qui ont été tentées pour reconstituer les méthodes utilisables pour déplacer et soulever ces énormes blocs sans technologie moderne. Avec des leviers, avec des rails, avec plus ou moins de main-d’oeuvre, à chaque fois, le constat est le même: c’est chiant, mais faisable.

Ici encore, de nouvelles méthodes ont été testées, plus spécifiquement pour résoudre la question du levage des monolithes, notamment pour coiffer les arcades comme celles qu’on observe à Stonehenge:

Citons donc aussi les travaux d’archéologie expérimentale de l’archéologue préhistorien Jean-Pierre Mohen. En 1979 à Bougon dans les Deux-Sèvres, le gaillard fit l’essai d’une méthode de transport par halage sur des rondins, eux-mêmes positionnés sur des rails de bois. Il rassembla 200 habitants du village, quelques cordes et des troncs d’arbres sur lequel on posa une masse de béton de 32 tonnes, qui trône encore aujourd’hui dans le parc archéologique du musée:

Et l’expérience fut réitérée en 1997 en modifiant la méthode, avec des rouleaux actionnés par des leviers, ce qui réduisit le personnel nécessaire à seulement quelques dizaines de personnes.

La même méthode fut appliquée il y a quelques années dans le cadre d’une expérience menée par une association bretonne. Cette fois, le bloc de pierre ne pesait que 4,3 tonnes, ne nécessitant qu’un équipage de 16 personnes pour le tracter sur soixante mètres, ce qui fut fait:

Ce qui ressort de ces différentes expériences, outre le fait qu’elles ne sont que des expériences (elles prouvent donc que la chose est faisable mais pas forcément que c’est cette méthode-là qui a été utilisée au Néolithique, même si c’est plausible), c’est que le déplacement de tels monolithes est une possibilité réelle et qu’avec la technique des leviers, il ne faut que cinq personnes pour déplacer un bloc de plus de 4 tonnes, sans cordages (qui sont longs et pénibles à fabriquer):

… mais subsiste la question du transport maritime. Parfois essentiel quand le trajet a parcourir entre la carrière et le lieu de pose est trop long, parcouru de détours ou/et de dénivelés trop violents comme ça peut souvent être le cas en Bretagne.

A ce sujet, aucune certitude; mais des expériences archéologiques ont permis de tenter la chose qui est, là encore, faisable:

En 1956, l’archéologue britannique Richard Atkinson a tenté de déplacer sur un plan d’eau une « blue-stone » d’environ deux tonnes, montée sur un ensemble de trois pirogues arrimées et pilotées par quatre rameurs:

Plus récemment, une autre expérience d’août 2012 a permis de réitérer l’opération. Le bateau utilisé était une réplique de celui découvert au cours de fouilles à Ferriby dans les années 70 et daté du IIIe millénaire avant notre ère.

Là aussi, l’expérience a démontré que le bateau supporte cette charge de plusieurs tonnes et pouvait tenir la mer. Cela reste donc plausible même si, on le répète, nous ne pouvons affirmer que c’est cette méthode-là en particulier qui fut utilisée pour transporter certains monolithes.

Ces expérimentations sont toutefois corroborées par quelques exemples comme celui-là:

C’était en 1915 en Indonésie; où 525 personnes se mirent à l’ouvrage pour tracter et mettre en place ce colossal mégalithe en l’espace de trois jours.

Ah mais, ô surprise, il n’est pas besoin de remonter aussi loin: on le fait encore de nos jours!

Admirez la suite de l’opération ici, ici, ici, ici, ici, ici et enfin .

Et parfois, il y a aussi des énergumènes qui bougent VINGT TONNES… tout seuls.

Bon, restons sur terre: la dernière vidéo n’est très probablement pas l’illustration de LA méthode miracle utilisée par les divers peuples de l’Antiquité pour faire bouger les énormes blocs de pierre pour lesquels on leur prête des pouvoirs chelous, mais cela illustre néanmoins qu’avec une méthode bien conçue, on peut faire à peu près n’importe quoi.

Les machines de Chersiphron: au VIe siècle avant J.-C., alors qu’on n’a toujours pas la moindre trace du plus petit début de commencement d’ombre de tracteur Caterpillar® à l’horizon, on veut construire un gigantesque temple dédié à la déesse Artémis, à Éphèse. Tellement gigantesque que ça sera d’ailleurs une des sept merveilles du monde.

On veut donc y mettre des colonnes, parce que c’est pas compliqué et puis comme dit Caïus, les colonnes, hein, ça… ça mitonne. Bref, problème: les colonnes sont aussi énormes et pèsent des dizaines de tonnes! Comment les amener depuis la carrière jusqu’au chantier?

Eh bien, ce brave Vitruve nous rapporte que les deux architectes du chantier, un certain Chersiphron et son fils Métagénès, conçurent un moyen tout simple:

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Un cadre en bois ou deux roues du même métal encastrées autour de l’objet, des pitons de fer et des chaînes, et roule ma poule.

Le monolithe de Mussolini: on parle d’exemples récent, alors en voilà un élevé sous la mère, si je puis dire. Benito Mussolini, chauve de son état et dictateur mégalo à ses heures, avait l’habitude de fantasmer assez lourdement sur la gloire perdue de l’empire romain. Donc, entre autres projets plus ou moins délirants, il s’est dit que ça en jetterait un max de se faire construire un obélisque à sa gloire sur un tout nouveau forum construit à Rome, forum qui dépasserait de loin les plus imposants forums impériaux de l’Antiquité.

Sur ce Foro Italico, donc, il fit ériger un obélisque de 300 tonnes taillé dans le plus raffiné des marbres de Carrare, avec son nom dessus, et entouré de pas moins de soixante statues monumentales.

Contrairement à son commanditaire, l’obélisque a survécu à la guerre et trône encore aujourd’hui là où on l’a installé. Ce qui nous intéresse en l’occurrence, c’est que ce gigantesque bahut de 40 mètres de long pèse un poids faramineux ridiculisant le plus lourd des obélisques égyptiens, et que les Italiens réussirent pourtant à le déplacer depuis les carrières de Carrare, situées à 300 kilomètres.

Tiré d’abord sur onze kilomètres jusqu’au port où on le chargea sur un bateau, le monolithe fut amené au port de Rome, puis à nouveau tiré par des dizaines de paires de bœufs, puis qu’aucune machine de l’époque n’avait la puissance nécessaire pour tirer un tel poids.

On notera que dans ce cas, de nombreux points communs se retrouvent avec les exemples précédents et les travaux d’archéologie expérimentale: l’utilisation de rails de bois, d’un coffrage autour du monolithe et l’usage d’un lubrifiant (70 000 litres de savon en l’occurrence) sur les rails.

Le Cavalier de Bronze est également à citer car c’est connu, les Russes font toujours mieux à grande échelle!

Un exemple que vous pourrez ressortir au prochain neuneu qui vous parlera des mille tonnes du monolithe de Baalbek. A la fin du XVIIIe siècle, l’impératrice Catherine II de Russie eu l’idée d’offrir un petit quelque chose à son tsar de mari: une statue équestre à son effigie, sculptée par Étienne Maurice Falconet, montée sur un monstrueux monolithe en granit que les Russes allèrent déraciner dans un marais à proximité de Saint-Pétersbourg!

Évidemment, en cette fin de XVIIIe, il n’est toujours pas question de machine contemporaine: la technologie utilisée pour déplacer ce gigantesque caillou n’est pas plus avancée que dans l’Antiquité. Les ingénieurs russes utilisèrent un système de cabestan pour tracter la roche jusqu’au fleuve, puis réussirent à la mettre sur un énorme radeau construit pour l’occasion, soutenu par deux navires (oui, un peu comme dans l’expérience de Richard Atkinson, toutes proportions gardées):

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On ne peut estimer son poids qui, compte tenu de ses dimensions et de la densité du granit, serait à minima de 1500 tonnes, ce qui surclasse sans difficulté le monolithe de Baalbek.

Levage:

Quand le bâtiment que vous construisez est fait d’assises de pierres trop massives pour que lesdits blocs soient maniés à la main et qu’Hercule n’est pas dans le coin, il faut alors être plus ingénieux que costaud. Donc, présentons l’engin de levage le plus répandu dans l’Antiquité: la chèvre. Et non, je ne vois pas le rapport avec la bestiole cornue du même nom.

La chèvre a haubans, c’est grosso modo l’ancêtre de toutes les grues contemporaines.

Dans sa forme la plus basique, elle se compose de deux mâts inclinés et fichés dans le sol, qui se rejoignent au milieu, et maintenus en position grâce à deux haubans arrimés au sol, équipés de treuils et de poulies. Rien qui soit extrêmement sophistiqué: ça n’est que du bois et de la corde. Avec le palan dont elle était équipée et qui permet de réduire drastiquement la force nécessaire pour soulever, la chèvre pouvait soutenir le poids d’un bloc de pierre autrement impossible à faire bouger, le soulever et le déposer en hauteur, sur l’assise en construction.

Bien que les matériaux périssables qui la composent aient empêché leur conservation jusqu’à nos jours, elle est à la base de toutes les grues modernes et a été largement documentée dans les sources antiques, à commencer par De Architectura de Vitruve.

Soulignons que dans le cas de la chèvre, c’est surtout l’apport du palan qui permet le mouvement de la charge à soulever, étant donné que le nombre de poulies qu’il emploie permet de réduire proportionnellement la force nécessaire pour soulever.

« On choisit deux madriers, proportionnellement à l’importance des charges. On les dresse, assemblés à leur faîte par une broche et écartés du bas ; on les maintient dressés par des câbles, attachés aux faîtes et assujettis en différents points alentour. On fixe au sommet une chape, que certains appellent aussi rechamus. Dans la chape, on loge poulies dont la rotation est assurée par des axes. On fait passer par la poulie une corde tractoire qu’on laisse ensuite aller et qu’on engage autour de la poulie d’une chape inférieure. […] Et, quand l’extrémité de la corde est attachée à l’arbre de treuil, et que les leviers entraînent et font tourner le treuil, la corde, en s’enroulant autour de l’arbre, se tend et ainsi soulève les charges à la hauteur voulue et jusqu’à pied d’œuvre. » (Vitruve, De Architectura)

Plusieurs types de chèvres auraient existé, en fonction des différentes charges à soulever. En montant l’appareil sur une plate-forme disposée sur des rails de bois, on pouvait la déplacer latéralement le long du mur en construction.

La machine avait toutefois ses limites: inutile d’espérer soulever un obélisque entier avec ça. Mais ce sont alors des exception: l’emploi d’une chèvre est néanmoins suffisant pour la quasi-totalité des édifices antiques en grand appareil.

Il faut aussi citer deux autres outils qui étaient utilisés conjointement avec la chèvre: d’abord, les tenailles en métal qui permettaient de saisir le bloc de pierre, tenailles que l’on appelle louves de nos jours (et qu’on utilise encore)

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… quoi qu’on aie parfois préféré utiliser une clavette: une cavité forée dans la partie supérieure du bloc, une pièce de bois ou de métal trapézoïdale, une seconde glissée derrière pour empêcher la première de bouger; et ainsi l’on peut arrimer la corde à cette attache pour soulever le bloc.

Ensuite, le système qu’on appelle aujourd’hui queue d’aronde, qui est un système d’assemblage pour le grand appareil; lorsqu’on ne veut ou ne peut utiliser de liant, comme du mortier. C’est d’une simplicité enfantine: deux cavités trapézoïdales jumelles, forées dans les deux blocs destinés à s’assembler, et dans lesquels on insère un tenon, qu’il soit en bois, en métal ou en ce que vous voulez. Ça fonctionne comme pour la clavette: la partie large de chaque extrémité empêche le bloc de bouger.

Emplacement de tenon sur un site inca.                                                    Queue d’aronde du temple de Sobek-Horus, en Égypte. 

Le système a été massivement utilisé dans toute l’Antiquité; et là aussi, on s’en sert encore de nos jours. D’ailleurs, béni soit le climat très sec de l’Égypte qui a permis la conservation de certaines de ces pièces de bois, ici découvertes au temple d’Abydos et datée de Séthi Ier:

A la semaine prochaine pour la troisième partie sur les méthodes diverses et les machines inclassables!

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Bibliographie:

Français:

Anglais:

Moving the Stonehenge Bluestones: At last a successful method is demonstrated!

Normal-Sized People Can Move Big Rocks: A Quick Note on the Megalithic Traditions of Nias, Indonesia

Autres langues:

Bibliographie antique:

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